Le soldat de Don McCullin

Cette image me fascine. Elle m’immobilise.
Non pas que mon regard ne circule pas dans cet espace pourtant hautement contraint. Au contraire. Il est paradoxalement actif, dans un mouvement incessant qui lui donne l’illusion de la liberté. Pourtant il est confiné, enfermé dans un face-à-face désespéré. Pourquoi désespéré ? Je verrai après.
Un regard qui ne me regarde pas, qui ne regarde peut-être personne d’ailleurs, égaré, hébété de fatigue, de peurs accumulées. Un regard presque soustrait par l’ombre du casque. Un nez droit, une mâchoire carrée, une plastique de statuaire de monument aux morts que la sensualité, la pulpe des lèvres ourlées puissamment dessinées par la lumière vient déranger. Bouche charnue, charnelle, irriguée, vulnérable, pas vraiment faite pour rentrer dans l’Histoire, tout le contraire des soldats de pierre. Ces traits lumineux qui soulignent les lèvres, relayés par l’éclat sur la bosse du menton pourraient clore l’image sur ce seul visage tant avec la ligne du casque ils dessinent un espace circulaire autonome. Il y aurait eu là matière à un portrait resserré en format carré. Frontal, presque brutal. Mais ce n’est pas le choix qu’a fait Don McCullin.
Il a choisi un plan plus large, terriblement maîtrisé et écrit. Le regard du spectateur échappe au vice du cercle. Il glisse avec une douceur surprenante dans un glissement tendre, un abandon mélancolique, de la mâchoire au pli du col, du pli du col à la fermeture- éclair, de la fermeture-éclair au bracelet de la montre, effleurant le canon du fusil perçu presque comme une canne inoffensive et bienvenue, puis il descend encore du bracelet aux mains sales. Il remonte alors et le canon du fusil apparaît maintenant comme une tige menaçante au bout de laquelle éclot un visage, fleur tragique et fragile.
Une légère anamorphose donne l’impression que la tête est un peu disproportionnée, trop grosse sur un corps un peu rétréci, recroquevillé, clos sur lui-même, s’enveloppant de ses propres bras pour se conserver de tout ce qui n’est pas lui, du dehors dont on ne perçoit qu’une vive lumière et quelques vagues silhouettes à l’arrière plan ?
Cette déformation provoque dans ce portrait statique un double mouvement et une double lecture.
Du haut vers le bas, je perçois un rétrécissement, une réaction incontrôlable du corps transi. D’humidité, de froid, d’effroi ? On est dans l’ordre de la sensation, de l’expérience, de l’empathie. On a envie de prendre cet homme sur ses genoux à la manière compassionnelle d’une Piéta. Ou dans ses bras à la manière tendre et rassurante d’une mère.
Du bas vers le haut, je perçois une floraison vénéneuse, un élargissement tragique, une éclosion de barbarie. On est dans l’ordre de la réflexion, de la connaissance, de l’allégorie. C’est donc ça que produit la guerre, cette fleur d’hébétude d’après la terreur, quand l’homme revenu de l’animalité du combat n’a plus la force ni le désir ni même l’idée de se nommer ?
Et pour finir, le bouton-pression en bas à droite qui répond au bouton-pression du col. Comme un point final en bas de page pour clore la narration d’un voyage visuel. Mais le bouton d’en bas renvoie à celui du milieu de l’image et le voyage impuissant recommence encore et encore.
Impuissant parce que je ne peux rien pour lui. Je suis devant une image. Et le temps de cet homme n’est pas le mien. Son épuisement et ma compassion ne se rencontreront jamais. Peut-être de là, ce désespoir dont je parlais au début. Je n’ai jamais été aussi proche d’un soldat épuisé et je ne peux rien faire pour lui. Malgré cette proximité émotionnelle, dont la photographie sait plus sûrement que le cinéma dire la vanité, trop de temps et d’espace nous séparent. Il m’aura touchée mais je ne l’atteindrai jamais. Chienne de photographie !…
Et vous ? Il vous fait quoi, ce soldat ?…

Roselyne Bergé-Sarthou / Juillet 2017

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